Clovis Dardentor/Chapitre VII

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VII
Dans lequel Clovis Dardentor revient du château de Bellver plus vite qu’il n’y est allé.
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VII

Dans lequel Clovis Dardentor revient du château de Bellver plus vite qu'il n'y est allé.

Il était quatre heures et demie. Restait donc assez de temps pour prolonger l’excursion jusqu’à ce castillo, dont le guide avait vanté l’heureuse situation, pour en visiter l’intérieur, pour monter à la plate-forme de sa grande tour, pour prendre une vue du littoral autour de la baie de Palma.

En effet, une voiture peut faire le trajet en moins de quarante minutes, si son attelage ne flâne pas sur ces chemins montueux. Cela, d’ailleurs, n’est qu’une question de douros, et il serait facile de la résoudre au mieux des intérêts des trois excursionnistes que le capitaine Bugarach n’attendrait pas, s’ils étaient en retard. Le Perpignanais en savait quelque chose.

Précisément, à cette porte de Jésus, stationnaient une demi-douzaine de galeras, qui ne demandaient qu’à s’élancer sur la route extra-urbaine au galop de leurs fringantes mules. Telle est l’habitude de ces voitures de construction légère, bien roulantes, qui, en palier, en pente comme en rampe, ne connaissent que l’allure du galop.

Le guide avisa l’un de ces véhicules, dont Clovis Dardentor, — il s’y connaissait, — jugea l’attelage fort convenable. Souvent il conduisait dans les rues de Perpignan, et n’en eût pas été à son coup d’essai, s’il lui avait fallu faire office de cocher.

Mais l’occasion ne se présentait pas de mettre ses talents de sportman à profit et il y avait lieu de laisser au cocher en titre les rênes de la galera.

Dans ces conditions, il était évident que le trajet s’opérerait sans dommage, et Jean Taconnat verrait s’envoler ses espérances « d’adoption traumatique », comme disait Marcel Lornans.

« Ainsi, messieurs, demanda le guide, cette galera paraît vous suffire ?…

— De tout point, répondit Marcel Lornans, et si M. Dardentor veut y prendre place…

— À l’instant, mes jeunes amis. À vous l’honneur, monsieur Marcel.

— Après vous, monsieur Dardentor.

— Je n’en ferai rien. »

Ne voulant point allonger cet échange de politesses, Marcel Lornans se décida.

« Et vous, monsieur Taconnat, dit Clovis Dardentor. Mais qu’avez-vous donc !… Quel air préoccupé… Qu’est devenue votre bonne humeur habituelle ?…

— Moi… monsieur Dardentor ?… Je n’ai rien… je vous assure… rien…

— Vous n’imaginez pas qu’il puisse nous arriver un accident avec ce véhicule ?…

— Un accident, monsieur Dardentor ! répliqua Jean Taconnat, qui haussa les épaules. Et pourquoi arriverait-il un accident ?… Je ne crois pas aux accidents !

— Ni moi non plus, jeune homme, et je vous garantis que notre galera ne chavirera point en route…

— Et d’ailleurs, ajouta Jean Taconnat, si elle chavirait, encore conviendrait-il que ce fût dans une rivière, un lac, un étang, une cuvette… ou ça ne compterait pas.

— Comment… ça ne compterait pas ! Elle est forte, celle-là !… s’écria M. Dardentor, en ouvrant de grands yeux.

— Je veux dire, reprit Jean Taconnat, que le texte du code est formel… Il faut… Enfin, je m’entends ! »

Et Marcel Lornans de rire aux explications embarrassées de son cousin, en quête de paternité adoptive.

« Ça ne compterait pas… ça ne compterait pas !… répétait le Perpignanais. Vrai, c’est une des meilleures reparties que j’aie jamais entendues !… Allons, en route ! »

Jean Taconnat monta près de son cousin et prit place sur la seconde banquette. M. Clovis Dardentor s’assit devant, à côté du cocher, et le guide, invité à le suivre, s’accrocha par-derrière au marchepied de la voiture.

La porte de Jésus fut franchie d’une roue rapide, et, de cet endroit, les touristes aperçurent le castillo de Bellver, carrément campé sur sa verdoyante colline.

Ce n’était pas la rase campagne que la galera allait traverser en sortant de l’enceinte. On doit suivre d’abord le Terreno, sorte de faubourg de la capitale baléarienne. C’est à juste titre que ce faubourg est considéré comme une station balnéaire à proximité de Palma, dont les cottages élégants et les jolies alquerias s’abritent sous le frais ombrage des arbres, plus particulièrement de vieux figuiers fantaisistement contournés par l’âge.

Cet ensemble de maisons blanches est disposé sur une éminence dont la base rocheuse est bordée des frémissantes écumes du ressac. Après avoir laissé en arrière ce gracieux Terreno, Clovis Dardentor et les deux Parisiens purent, en se retournant, embrasser du regard la ville de Palma, sa baie azurée jusqu’aux extrêmes limites de la haute mer, les festons capricieux de son littoral.

La galera chemina alors le long d’une route ascendante, perdue sous les profondeurs d’une forêt de pins d’Alep, qui entoure le village et tapisse la colline couronnée par les murs du castillo de Bellver.

Mais, en s’élevant, que d’échappées à la surface de la campagne ! Les maisons éparses tranchent sur la teinte des palmiers, des orangers, des grenadiers, des figuiers, des câpriers, des oliviers. Clovis Dardentor, toujours expansif, ne ménageait point ses phrases admiratives, bien qu’il dût être familiarisé avec les paysages similaires du Midi de la France. Il est vrai, en ce qui concerne les oliviers, jamais il n’en avait vu de plus déjetés, plus grimaçants, plus gibbeux, plus bossues de nodosités, et d’une taille à les classer parmi les géants de l’espèce. Puis ces chaumières des paysans, des « pagesés », entourées de champs à légumes, s’épanouissant hors des buissons de myrtes et de cytises, encorbeillées de fleurs à profusion, entre autres ces « lagrymas » au nom poétique et triste, combien elles réjouissaient les yeux, grâce à leurs toits en auvents, égayés des grappes de piment rouge par centaines !

Jusqu’alors le parcours s’était effectué à souhait, et les passagers de la galera n’avaient pas eu à s’écrier :

« Que diable sommes-nous venus faire dans cette galère ? »

Non ! La galère ne marchait pas à l’aide d’une double rangée de rames sur le perfide élément. À travers cette campagne, aucune agression de pirates barbaresques ne la menaçait. Elle avait heureusement navigué sur cette route moins capricieuse que la mer, et il était cinq heures, lorsqu’elle arriva à bon port, — autrement dit devant le pont du castillo de Bellver.

Si ce château fort a été édifié en cette position, c’est qu’il était destiné à défendre la baie et la ville de Palma. Aussi, avec ses douves profondes, ses épaisses murailles de pierre, la tour qui le domine, offre-t-il cet aspect militaire, commun aux forteresses du moyen âge.

Quatre tourelles flanquent son enceinte circulaire, à l’intérieur de laquelle se superposent deux étages d’un double style roman et gothique. En dehors de cette enceinte se dresse la « Tour de l’homenaje », — de l’hommage, en bon français, — et dont on ne saurait méconnaître l’aspect féodal.

C’est à la plate-forme de ce donjon que Clovis Dardentor, Marcel Lornans et Jean Taconnat allaient monter, afin de prendre une vue générale de la campagne et de la ville, — vue plus complète qu’ils ne l’auraient eue de l’une des flèches de la cathédrale.

La galera resta devant le pont de pierre jeté sur la douve, et le cocher eut ordre d’attendre les visiteurs, qui pénétrèrent dans le castillo avec le guide.

Leur visite ne pouvait être longue. En réalité, il s’agissait moins de fouiller les coins et recoins de cette vieille bâtisse que de promener un regard sur son lointain horizon.

Aussi, après avoir entrevu les chambres basses au niveau de la cour, Clovis Dardentor crut-il devoir dire :

« Eh bien ! grimpons-nous là-haut, jeunes gens ?

— Quand vous voudrez, répondit Marcel Lornans, mais ne nous y attardons pas. Quelle aventure, si M. Dardentor, après avoir manqué une première fois le départ de l’Argèlès

— Le manquait une seconde ! répliqua notre Perpignanais. Et ce serait d’autant plus impardonnable que je ne trouverais pas à Palma une chaloupe à vapeur pour courir après le paquebot !… Et que deviendrait ce pauvre Désirandelle ? »

On se dirigea donc vers la Tour de l’homenaje, élevée en dehors de l’enceinte, et que deux ponts raccordent au castillo.

Cette tour, ronde et massive, d’un ton chaud de pierres cuites, a pour base le fond d’un fossé. Sa partie sud-ouest est percée d’une porte rougeâtre, à la hauteur de la crête du fossé. Au-dessus se dessinent une fenêtre en plein cintre, dominée elle-même par deux étroites meurtrières, puis les consoles qui supportent le parapet de la plate-forme supérieure.

À la suite du guide, Clovis Dardentor et ses compagnons prirent un escalier en colimaçon, ménagé dans l’épaisseur de la muraille, faiblement éclairé par les meurtrières. Enfin, après une ascension assez raide, ils débouchèrent sur la plate-forme.

À vrai dire, le guide ne pouvait être accusé d’exagération. De cette hauteur, la vue était magnifique, et telle que voici :

Au pied du castillo, s’abaisse la colline, revêtue de son noir manteau de pins d’Alep. Au-delà se groupe le charmant faubourg de Terreno. Plus bas, s’arrondit la baie toute bleue, tachetée de petits points blancs qu’on eût crus des oiseaux de mer et qui ne sont que des voiles de tartanes. Plus loin, se développe la ville en amphithéâtre, sa cathédrale, ses palais, ses églises, ensemble éclatant, baigné dans cette atmosphère lumineuse que le soleil crible de rayons dorés, lorsqu’il décline vers l’horizon. Enfin, au large, resplendit la mer immense, avec ça et là des navires déployant leur blanche voilure, des steamers balayant le ciel de leur longue queue fuligineuse. Rien de Minorque dans l’est, rien d’Ivitza dans le sud-ouest, mais, au sud, l’îlot abrupt de Cabrera, où tant de soldats français périrent misérablement pendant les guerres du premier Empire.

De cette tour du castillo de Bellver, la partie occidentale de l’île donne une idée de ce qu’est Majorque, la seule de l’archipel à posséder de véritables sierras plantées de chênes verts et de micocouliers, au-dessus desquelles pointent des aiguilles porphyritiques, dioritiques ou calcaires. Du reste, la plaine n’en est pas moins semée de tumescences qui portent le nom de « puys » aux Baléares comme en France, et l’on n’en trouverait pas une qui ne fût couronnée d’un château, d’une église ou d’un ermitage en ruine. Ajoutez que partout sinuent des torrents tumultueux, et, au dire du guide, leur nombre dépasse deux cents dans l’île.

« Deux cents occasions pour M. Dardentor d’y tomber, pensa Jean Taconnat, et vous verrez qu’il n’y tombera pas ! »

Ce qu’on apercevait de très moderne, par exemple, c’était le chemin de fer qui dessert la partie centrale de Majorque. Il va de Palma à Alcudia par les districts de Santa-Maria et de Benisalem, et il est question de jeter de nouveaux embranchements à travers les vallées capricieuses de la chaîne qui dresse le plus haut de ses pics à mille mètres d’altitude.

Suivant son habitude, Clovis Dardentor s’enthousiasmait à contempler ce merveilleux spectacle. Marcel Lornans et Jean Taconnat, d’ailleurs, partageaient cette admiration très justifiée. Il était vraiment dommage que la halte au château de Bellver ne pût se prolonger, qu’il ne fût pas possible d’y revenir, que la relâche de l’Argèlès dût prendre fin dans quelques heures.

« Oui ! déclara le Perpignanais, il faudrait séjourner ici des semaines… des mois…
clovis dardentor put faire quelques emplettes.

— Eh ! répondit le guide, très fourni d’anecdotes, c’est précisément ce qui est arrivé à l’un de vos compatriotes, messieurs, un peu malgré lui, par exemple…

— Qui se nommait ?… demanda Marcel Lornans.

— François Arago.

— Arago… Arago… s’écria Clovis Dardentor, l’une des gloires de la France savante ! »

Effectivement, l’illustre astronome était venu en 1808 aux Baléares, dans le but de compléter la mesure d’un arc du méridien entre Dunkerque et Formentera. Suspecté par la population majorquaine, menacé même de mort, il fut emprisonné dans le château de Bellver pendant deux mois. Et combien de temps eût duré son emprisonnement, s’il n’avait réussi à s’échapper par une des fenêtres du castillo, puis à fréter une barque qui le conduisit à Alger.

« Arago, répétait Clovis Dardentor, Arago, le célèbre enfant d’Estagel, le glorieux fils de l’arrondissement de mon Perpignan, de mes Pyrénées-Orientales ! »

Cependant l’heure pressait de quitter cette plate-forme d’où, comme de la nacelle d’un aérostat, on dominait ce pays incomparable. Clovis Dardentor ne pouvait s’arracher à ce spectacle. Il allait, venait, se penchait sur le parapet de la tour.

« Eh ! prenez garde, lui cria Jean Taconnat, en le retenant par le collet de son veston.

— Prendre garde ?…

— Sans doute… un peu plus, vous alliez tomber !… À quoi bon nous causer cette frayeur… »

Frayeur très légitime, car si le digne homme eût culbuté par-dessus le parapet, Jean Taconnat n’aurait pu qu’assister, sans être en mesure de lui porter secours, à la chute de son père adoptif dans les profondeurs de la douve.

En somme, ce qu’il y avait de regrettable, c’était que le temps, trop parcimonieusement compté, ne permît pas d’organiser la complète exploration de cette admirable Majorque. Il ne suffit pas d’avoir parcouru les divers quartiers de sa capitale, il faut visiter les autres villes, et quelles plus dignes d’attirer les touristes, Soller, Ynca, Pollensa, Manacor, Valldmosa ! Et ces grottes naturelles d’Artá et du Drach, considérées comme les plus belles du monde, avec leurs lacs légendaires, leurs chapelles à stalactites, leurs bains aux eaux limpides et fraîches, leur théâtre, leur enfer, — dénominations fantaisistes si l’on veut, mais que méritent les merveilles de ces immensités souterraines !

Et que dire de Miramar, l’incomparable domaine de l’archiduc Louis-Salvator, des forêts millénaires dont ce prince savant et artiste a voulu respecter les antiques futaies, et de son château édifié sur une terrasse qui surplombe le littoral au milieu d’un site enchanteur, et de l’« hospederia », cette hôtellerie entretenue aux frais de Son Altesse, ouverte à tous ceux qui passent, qui leur offre le lit et la table pendant deux jours à titre gratuit, et où même ceux qui le désirent essaient vainement de reconnaître par une gratification aux gens de l’archiduc ce généreux accueil !

Et n’est-elle pas à visiter aussi, cette chartreuse de Valldmosa, maintenant déserte, silencieuse, abandonnée, dans laquelle George Sand et Chopin vécurent toute une saison — ce qui nous a valu ces belles inspirations du grand artiste et du grand romancier, le récit d’Un Hiver à Majorque et l’étrange roman de Spiridion !

C’est là ce que narrait le guide, au cours de sa faconde intarissable, en phrases stéréotypées depuis longtemps dans son cerveau de cicerone. Qu’on ne soit donc pas surpris si Clovis Dardentor exprimait ses regrets de quitter cette oasis méditerranéenne, s’il se promettait de revenir aux Baléares, en compagnie de ses jeunes et nouveaux amis, pour peu qu’ils en eussent jamais le loisir…

« Il est six heures, fit observer Jean Taconnat.

— Et s’il est six heures, ajouta Marcel Lornans, nous ne pouvons différer davantage notre départ. Il reste encore à parcourir un quartier de Palma avant de rentrer à bord…

— Partons donc ! » répondit Clovis Dardentor d’une voix soupirante.

Un dernier regard fut jeté à ces multiples paysages de la côte occidentale, à ce soleil dont le disque déclinant se balançait au-dessus de l’horizon et dorait de ses rayons obliques les blanches villas de Terreno.

Clovis Dardentor, Marcel Lornans et Jean Taconnat s’engagèrent dans l’étroite vis, qui se tordait à travers le mur, franchirent le pont, rentrèrent dans la cour et sortirent par la poterne.

La galera attendait à l’endroit où on l’avait laissée, le cocher flânant le long de la douve.

Le guide l’ayant appelé, il rejoignit de ce pas calme et géométrique, — le pas de ces mortels privilégiés qui ne mettent aucune hâte à rien en ce pays bienheureux dans lequel l’existence n’exige jamais que l’on soit pressé.

M. Dardentor monta le premier dans le véhicule, avant que le cocher fût venu prendre place sur la banquette de devant.

Mais ne voilà-t-il pas à l’instant où Marcel Lornans et Jean Taconnat allaient s’élancer sur le marchepied, que la galera s’ébranle d’un coup brusque et les oblige à reculer rapidement pour éviter le choc de l’essieu.

Le cocher s’est vite jeté à la tête de l’attelage, afin de le maintenir. Impossible ! Les mules se cabrent, renversent l’homme, et c’est miracle qu’il ne soit pas écrasé par la roue de la voiture qui part à fond de train.

Cris simultanés du cocher et du guide. Tous deux se précipitent sur le sentier de Bellver que la galera dévale au grand galop, avec le risque ou de choir dans les précipices latéraux, ou de s’éventrer contre les sapins de la sombre futaie.

« Monsieur Dardentor… Monsieur Dardentor ! clamait Marcel Lornans de toute la force de ses poumons. Il va se tuer !… Courons, Jean, courons !

— Oui, répondit Jean Taconnat et, pourtant, si cette occasion ne doit pas compter… »

Quoiqu’il en fût de cette occasion, il fallait la prendre aux cheveux… aux chevaux, pourrait-on dire, s’il ne s’agissait de mules. Mais, mules ou chevaux, l’attelage détalait avec une rapidité qui laissait peu d’espoir de le rattraper.

Enfin, le cocher, le cicerone, les deux jeunes gens, quelques paysans joints à eux, s’étaient lancés à leur maximum de vitesse.

Cependant Clovis Dardentor, que son sang-froid n’abandonnait jamais en n’importe quelle circonstance, avait saisi les guides d’une main vigoureuse, et, tirant à lui, essayait de maîtriser l’attelage. C’eût été vouloir retenir un projectile à l’instant où il s’échappe de la bouche à feu, et, pour les passants qui l’essayèrent, c’était vouloir arrêter ledit projectile au passage.

Le chemin fut descendu follement, le torrent traversé rageusement. Clovis Dardentor, toujours en possession de lui-même, ayant pu maintenir sa galera en droite ligne, se disait que cet emballement finirait sans doute devant l’enceinte bastionnée, que le véhicule n’en franchirait pas l’une des portes. Quant à lâcher les guides, à sauter hors du véhicule, il savait trop à quoi l’on s’expose, et que mieux vaut rester dans sa machine, dût-elle verser, les quatre roues en l’air, ou se briser contre un obstacle.

Et ces maudites mules irrésistiblement emportées, et d’un train que, de mémoire de Baléarien, on n’avait jamais vu à Majorque ni en aucune des îles de l’archipel !

Après Terreno, la galera suivit la muraille extérieure, se livrant à une série de zigzags des plus regrettables, capricant comme une chèvre, sursautant comme un kangourou, passant devant les portes de l’enceinte jusqu’au moment où elle atteignit la puerta Pintada, à l’angle nord-est de la ville.

Il faut admettre que les deux mules connaissaient particulièrement cette porte, car elles la franchirent sans la moindre hésitation. On peut tenir pour certain qu’elles n’obéissaient alors ni à la voix ni à la main de Clovis Dardentor. C’étaient elles qui dirigeaient la galera, s’excitant de plus belle, au triple galop, sans prendre garde aux passants qui hurlaient, se rejetaient sous les portes, se dispersaient à travers les rues avoisinantes. Les malicieuses bêtes avaient l’air de se dire à l’oreille : « Nous irons ainsi tant qu’il nous plaira, et, à moins qu’elle ne chavire, vogue la galera ! »

Et au milieu du dédale qui s’enchevêtre en ce coin de ville, — un véritable labyrinthe, — l’attelage surexcité se lança avec une ardeur redoublante.

À l’intérieur des maisons, au fond des boutiques, les gens s’époumonaient à crier. Des têtes effarées apparaissaient aux fenêtres. Le quartier s’agitait comme autrefois, à quelques siècles de là, lorsque retentissait le cri : « Voilà les Maures !… Voilà les Maures ! » Et comment ne se produisit-il pas d’accident dans ces rues étroites, tortueuses, qui aboutissent à la calle des Capuchinos !

Clovis Dardentor essayait de manœuvrer, cependant. Afin de modérer cette galopade insensée, il tirait sur les guides au risque de les rompre ou de se démancher les bras. En réalité, c’étaient bien les guides qui tiraient sur lui, menaçant de l’extraire de la voiture dans des conditions assez fâcheuses.

« Ah ! les coquines, quel train d’enfer ! se disait-il. Je ne vois aucune raison pour qu’elles s’arrêtent, tant qu’elles auront quatre jambes chacune !… Et ça descend… ça descend ! »

Ça descendait, en effet, et même depuis le castillo de Bellver, et cela descendait jusqu’au port, où la galera ferait peut-être un plongeon dans les eaux de la baie, — ce qui calmerait certainement son attelage.

Bref, elle prit à droite, elle prit à gauche, elle déboucha sur la plaza de Olivar, dont elle fit le tour, comme les antiques chars romains sur la piste du Colisée, et, pourtant, il n’y avait ni concurrence à battre, ni prix à remporter !

En vain, sur cette place, trois ou quatre agents de la ville se jetèrent-ils sur les mules, qui luttaient d’émulation !… En vain voulurent-ils prévenir une catastrophe impossible à éviter… Leur dévouement fut inefficace. L’un, renversé, ne se releva pas sans blessures ; les autres durent lâcher prise. Bref, la galera continua à dévaler avec une rapidité croissante, comme si elle eût été soumise aux lois de la chute des corps.

Il y eut lieu de croire, néanmoins, que cet emballement allait finir, — de façon désastreuse, il est vrai, — lorsque l’attelage enfila la calle de Olivar.

En effet, vers le milieu de cette rue très en pente, est ménagé un escalier d’une quinzaine de marches, et si rue n’est point carrossable, c’est bien celle-là.

Les clameurs redoublèrent alors, auxquelles se joignirent les aboiements des chiens. Bah ! si violentes qu’elles fussent, les mules ne s’inquiétaient guère de quelques marches ! Et voici les roues de la galera qui s’engagent sur l’escalier, cahotant la caisse à la disloquer, à mettre le véhicule en pièces…

Eh bien non ! elles ne se rompirent pas. L’avant-train resta fixé à l’arrière-train malgré ces chocs multipliés, la caisse résista, les brancards résistèrent, et les deux mains de Clovis Dardentor ne lâchèrent point les guides pendant cette dégringolade extraordinaire !

Et derrière la galera s’amassait une foule de plus en plus nombreuse, dans laquelle Marcel Lornans, Jean Taconnat, le cicerone, le cocher, toujours en arrière, ne figuraient pas encore.

Après la calle de Olivar, ce fut la calle de San Miguel, à laquelle succède la plaza de Abastos, où l’une des mules, après être tombée, se releva saine et sauve, puis la calle de la Plateria, puis la plaza de Sainte-Eulalie.

« Il est évident, se dit Clovis Dardentor, que la galera ira ainsi jusqu’à ce que le terrain lui manque, et je ne vois guère que la baie de Palma où il puisse lui manquer définitivement ! »

Sur la place Sainte-Eulalie s’élève l’église dédiée à cette martyre, qui est, pour les Baléariens, l’objet d’une vénération particulière. Il n’y avait pas longtemps, ladite église servait même de lieu d’asile, et les malfaiteurs qui parvenaient à s’y réfugier échappaient aux griffes de la police.

Cette fois, ce ne fut pas un malfaiteur que sa bonne chance y entraîna, ce fut Clovis Dardentor, inébranlable sur la banquette de son véhicule.

Oui ! à ce moment, le magnifique portail de Sainte-Eulalie était grand ouvert. Les fidèles remplissaient l’église. On y faisait l’office du salut, qui touchait à sa fin, et l’officiant, retourné vers la pieuse assemblée, levait les mains pour lui donner la bénédiction.

Quel tumulte, quel remuement de foule, quels cris d’épouvante, lorsque la galera bondit et rebondit sur les dalles de la nef médiane ! Mais aussi, quel prodigieux effet, lorsque l’attelage s’abattit enfin devant les degrés de l’autel, à l’instant où le prêtre prononçait :

« Et spiritu sancto !… »

Amen ! » répondit une voix sonore.

C’était la voix du Perpignanais, lequel venait de recevoir une bénédiction bien méritée.

De croire au miracle, après ce dénouement inattendu, cela ne saurait surprendre en ces pays si profondément religieux, et il ne serait pas étonnant que l’on célébrât désormais, chaque année, à cette date du 28 avril, dans l’église de Sainte-Eulalie, la fête de Santa Galera de Salud.

Une heure plus tard, Marcel Lornans et Jean Taconnat avaient rejoint Clovis Dardentor près d’une fonda de la calle de Miramar, où ce maître homme alla se reposer de ses émotions et de ses fatigues. Et encore ne faut-il point parler d’émotions, lorsqu’il s’agit d’un caractère de si forte trempe.

« Monsieur Dardentor ! s’écria Jean Taconnat.

— Ah ! mes jeunes amis, répondit le héros du jour, voilà une course de voiture qui m’a un brin secoué…

— Vous êtes sain et sauf ?… demanda Marcel Lornans.

— Oui… au complet, et je crois même que je ne me suis jamais mieux porté !… À votre santé, messieurs ! »

Et les deux jeunes gens durent vider quelques verres de cet excellent vin de Benisalem, dont la renommée dépasse l’archipel des Baléares.

Puis, dès que Jean Taconnat put prendre son cousin à part :

Jamais il n’avait vu d’oliviers plus déjetés.

« Une occasion manquée ! dit-il.

— Mais non, Jean !

— Mais si, Marcel, car, enfin, si j’avais sauvé M. Dardentor, si j’avais arrêté sa galera, bien que je ne l’eusse tiré ni des flots, ni des flammes, ni d’un combat, tu ne me feras pas croire que…

— Belle thèse à plaider devant un tribunal civil ! » se contenta de répondre Marcel Lornans.

Les mules se cabrent.

Bref, à huit heures du soir, tous les débarqués de l’Argèlès étaient de retour à bord.

Pas un n’était en retard, cette fois, ni MM. Désirandelle père et fils, ni M. Eustache Oriental.

Quant à cet astronome, avait-il donc passé son temps à observer le soleil sur l’horizon des Baléares ? Personne ne l’eût pu dire. En tout cas, il rapportait divers paquets renfermant des produits comestibles spéciaux à ces îles, des « encimadas », sorte de gâteaux feuilletés dans lesquels le beurre est remplacé par la graisse et qui n’en sont pas moins savoureux, et aussi une demi-douzaine de « tourds », poissons très recherchés des pêcheurs du cap Formentor, et que le maître d’hôtel reçut ordre de faire apprêter avec un soin particulier pour son usage.

En vérité, ce président de la Société astronomique de Montélimar se servait plus de sa bouche que de ses yeux, — du moins depuis le départ de France.

Vers huit heures et demie furent larguées les amarres, et l’Argèlès quitta le port de Palma, sans que le capitaine Bugarach eût accordé à ses passagers la nuit complète dans la cité majorquaine. Et c’est pourquoi Clovis Dardentor n’entendit point la voix des « serenos » et leurs chants nocturnes, ni les refrains des « habaneras » et des « jotas » nationales, accompagnés des grincements mélodieux de la guitare, dont les patios des maisons baléariennes s’emplissent jusqu’au lever du jour.